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Création littéraire
16 mars 2013

La dernière nuit

                                                                                    I

        C'est un être crispé, frustré qui, accoudé au bar d'une sorte de caverne sombrant dans un noir enveloppé de faibles lueurs rougeâtres, lance furtivement des regards enflammés à travers le brouillard gris clair où se meuvent des corps de toutes les tailles, des rondeurs, des corpulences, des touffes et crinières rosacées, des bras et mains excités labourant les airs d'ondulations lascives appropriées aux rythme d'un chant mélancolique, ensorceleur, qui vient se mêler aux murmures, aux cris, aux mots incompréhensibles et aux éclats de rire de tout un monde de la nuit.

       Les yeux foudroyants aux globes rougis se noient par moments dans un verre à demi plein, tenu par une main frénétique aux longs doigts squelettiques. Ce verre où dansent docilement deux glaçons amoindris aux côtés d’une tranche de citron dans un liquide incolore semble attirer des lèvres fines, noires, tremblantes, comme vociférant un dégoût tellement les grimaces continues du visage crient toute une souffrance, toute une colère bouillonnant dans cette silhouette d'homme à peine repérable au milieu du tumulte alentour.

      Du haut d'un tabouret, le corps tout maigre enfoui dans une sorte de veste ou de jaquette d'une couleur indéfinissable, cet être esseulé ne s'accommode guère de l'ambiance exubérante et aurait paru inanimé si ce n'était la cadence régulière d'une respiration pénible faisant relever tout le buste comme à la recherche des rares bouffées d'air pur à travers cette atmosphère où la dense et inévitable fumée des cigarettes et autres joints encense les lieux.

     C'est une âme au seuil de l'effondrement à laquelle nul ne semble prêter attention.

 

                                                                II

     Déjà une dizaine de verres engloutis en une centaine de minutes de pensées, de rumination comprimée en autant de minutes sous cette profusion d'images et de sons, le tout combiné à une respiration ascendante, de plus en plus difficile, que voici ces yeux noirs exorbitants qui commencent à cracher des regards terrifiants. Les lèvres et les poings serrés,  les membres tremblotants, le visage rougissant, c’est un corps  où tout dénote une fureur interne incommensurable, fureur qui ne tarde pas à se muer en une subite explosion spectaculaire ponctuée d’injures et de menaces confuses. Celui qu’on ne voyait même pas devient en ce moment le centre de tous les regards où l’extase et l’enivrement ont laissé place à un ahurissement pimenté d ‘effroi et de stupeur. Assourdie par les mots corrosifs qui tonnent, la foule paralysée voit alors s’élancer une sorte de fauve à travers la forêt des corps, les fendre à coups de coudes, se jeter sur un corps bien moulé, le terrasser, le gifler, lui déchirer son décolleté avec ses grands doigts de féroces et étouffer une poitrine généreuse sous des baisers et des attouchements fiévreux.

 

       L’étourderie passée, quelques ombres émergent enfin de la foule et se précipitent sur ces deux corps soudés. On  s'active à dégager la proie se débattant à devenir folle et des bras s'emparent du déchaîné, l’empoignent, le mettent en immobilité totale et lui collent des gifles pour atténuer sa furie. De ce corps parcouru de spasmes, de ce visage crispé tout rouge et en sanglots, on n'entend plus qu'un souffle monstrueux. C’est un corps en convulsion qu’on amadoue.

       Encore sous l’émoi de cette scène, la foule s’engage dans un débat, houleux par moments, sur les mesures à prendre. De l’échange des avis, une solution prend le dessus comme la seule valable et semble satisfaire tout le monde :   se débarrasser de cet individu encombrant, le rejeter dehors, éviter par là-même de faire appel à la police afin de ne pas entacher la renommée de la boîte, et surtout pour ne pas gâcher la soirée en faisant fuir les clients.

        Les deux videurs se chargeant naturellement de la besogne, les fêtards renouent doucement avec l’ambiance interrompue sans pour autant oublier ce spectacle qui les marquera sûrement pour quelques temps.

         Les videurs traînent donc dans une ruelle à quelques mètres de la boîte ce corps flasque ne pouvant tenir debout tellement il pue l’ivresse et l’épuisement; ils le balancent sur le trottoir désert, lui assènent des coups de pieds aux flancs comme par vengeance et retournent gaiement reprendre leurs occupations nocturnes comme si de rien n'était…ou presque.

 

                                       III

      C'est un corps mi-évanoui, adossé au rideau d'un magasin, qui gît en ce moment sur ce trottoir désert sous la fraîcheur perçante de cette nuit de novembre. Le souffle à peine perceptible, les yeux clos, les bras étendus le longs du corps, la tête renversée, c'est un être que l'on prendrait pour un clochard ivre-mort auquel personne ne prêterait attention, même plus les témoins de cette scène de furie rocambolesque dont quelques uns commencent à quitter cette boîte pour s'enfoncer dans de luxueuses voitures et s'éclipser dans l'abîme de la nuit.

      Au bout de deux heures cependant, trois individus  se plantent à deux pas de ce corps inerte. Quelques paroles chuchotées, des gestes d'hésitation et, pendant que ses compagnons font le guet, voici l'un d'eux qui se penche dessus, l’examine de plus près, puis comme pour le redresser sur son séant, lui fait minutieusement toutes les poches, l’allège de tout ce qu’il possède, le débarrasse de sa montre et enfin, insatisfait de sa récolte, il commence à lui enlever même la jaquette. A ce moment, des yeux ternes s’ouvrent grandement annonçant l’éveil de ce corps qu’on dépouille. Voyant cet individu penché sur lui, il s’accroche à cette jaquette qu’on lui retire et murmure : « Je souffre ! »,  des «  Aidez-moi ! » d’une façon à peine audible à l'adresse de son agresseur qu'il ne prend apparemment pas pour tel car toujours plongé dans un état d ‘abêtissement. Sans répondre, l’autre tire sur la jaquette pour l’arracher de force, mais voyant ces mains frénétiques toujours agrippées, il lance à ce visage pitoyable un violent uppercut qui rend ce corps étiolé à son immobilité initiale et disparaît avec ses compagnons, redonnant son calme à cette ruelle déserte si ce n'est de ce corps silencieux étendu de travers sur le trottoir.

                                                                

                                       IV

        Avec les lueurs du jour naissant, affluent les premiers passants et peu à peu se forme un cercle de badauds autour du corps qu'on découvre baignant dans une mare de sang, la tête fracassée sur la marche d'un magasin.

        Bientôt la police, l'enquête qui s'en suit, les premiers interrogatoires, les premiers témoignages, l'incapacité d'identifier cet homme sans papiers, étranger à tous, venu de nulle part pour certains.

        A la boîte où tout a commencé, une amnésie générale semble avoir frappé tout le monde car tous affirment n'avoir jamais vu cet homme, et d'ailleurs on ne se souvient que des clients fidèles; les clients de passage, il en vient tous les jours et on les oublie sitôt partis, surtout dans un lieu qui ne désemplit guère comme celui-ci. Il se pourrait même que cet homme ait fait sa cuite ailleurs avant de s'aventurer dans cette ruelle. Mêmes paroles dans les autres repères de la nuit de la ville: c'est un inconnu pour tous!... Et les hypothèses de fuser, les scénarios de rivaliser, les recherches de s’essouffler sans pour autant parvenir à la réponse définitive qui éluciderai le mystère de ce corps, à l'identifier ou se à prononcer sur la cause réelle de son décès puisque incapables d’affirmer ou d’infirmer la thèse du meurtre.

 

        Maintenant, c'est un corps congelé dans un coin de la morgue; un corps sans nom si ce n'est un X noir sur blanc sur un grand registre; un corps qui, au cas où personne ne le réclamerait, sera enterré en inconnu; c’est un corps délivré de toute souffrance qui gît en ce moment dans l'anonymat et l'indifférence.

 

                                               Mounir MOSADDAK

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