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Création littéraire

Mes nouvelles

                                      A la croisée des chemins

 

 

                                                      Dies irae

 

     La baie se couvre lentement de ce gris menaçant, annonciateur d’une averse imminente. Les vagues, dans leur déchaînement effrayant, rivalisent en hauteur avant de venir se briser une à une sur les rochers et les digues. Leur clapotement rehausse les écumes jusqu’à ce ciel se chargeant ostensiblement.

 

    Sur la côte, palmiers et autres arbres valsent sous une tempête de sable que passants et bêtes s’empressent de fuir. Ça et là, papiers et autres sachets plastifiés voltigent dans les airs au gré d’un vent de plus en plus fort, de plus en plus frais.

 

     Tout s’élève, tout tourbillonne sur un fond envahissant de tonnerre et d’éclairs aveuglants pour qu’en définitive une forte pluie vienne déverser de grosses larmes glacées sur les terres assoiffées, les faire écraser sur le bitume qu’elles lubrifient d’abord, qu’elles noient ensuite en quelques secondes sous de sales ruisseaux emportant en aval feuilles d’arbres et pacotilles. Courants d’occasion dont la fluidité se retrouve par moments troublée par la circulation imperturbable de véhicules arrosant davantage trottoirs et passants.

 

     Le grondement discontinu des nues se voit brusquement concurrencé par le son retentissant d’une sirène annonçant avec fracas le passage en trombe d’une ambulance. Dès lors, tous les véhicules libèrent le chemin pour lui permettre de continuer irréversiblement son trajet vers le centre hospitalier de la ville.

 

     Encore plus forte, la pluie fouette le grand véhicule qui brûle naturellement le feu rouge et vire à droite. Quelques mètres parcourues à peine dans la ruelle que les hallebardes, dans leur imperturbable chute, lui balancent un corps dur droit sur le pare-brise qui du coup se brise. Un frein sec s’ensuit. Les roues s’arrêtent de tourner, mais continuent d’avancer. L’ambulancier essaie d’éviter un cyclomoteur et se retrouve à tournoyer avec son véhicule, une fois, deux fois, puis percute de biais un autre véhicule. L’ambulance tournoie encore, percute un réverbère, glisse, perd l’équilibre et se renverse sur le trottoir, sirène et faux rivalisant toujours avec l’intermittence du tonnerre et des éclairs.

 

 

                                                        ****************

 

                                                                 Amal

 

     Amal s’apprêtait à entamer sa troisième année consécutive comme enseignante dans l’établissement primaire rural où elle avait été affectée après son stage de formation au Centre de Formation des Instituteurs.

 

     Bien heureuse, elle l’était. Elle jouissait certes de ce statut tant convoité de fonctionnaire de l’état, mais en sus, sa fonction lui conférait un rang privilégié au sein de sa famille quoique cadette d’une huitaine de frères et de sœurs. Sollicitée par tous, elle s’était retrouvée du jour au lendemain responsabilisée et respectée, beaucoup plus que ne l’était son frère aîné, marchand ambulant de son état. Elle était devenue tout bonnement le principal soutien et pourvoyeur de parents appauvris par tant de bouches à satisfaire. Et cette situation la réjouissait.

 

     Amal avait un charme naturel, sans pour autant être très belle. Son charisme, sa pudeur et sa féminité débordante élargissaient chaque jour le cercle de ses admirateurs, ceux qui fléchissent à son contact ; et pourtant, elle n’avait jamais osé entamer une relation de quelque nature que ce soit. C’était d’ailleurs contre ses principes, et les principes, elle y tenait, tout comme le conservatisme où elle fut bercée sa vie durant. La foi passant avant les sentiments, elle porta le voile dès les premiers signes de sa puberté précoce, fit régulièrement la prière et tint tête à toutes les tentations.

 

     Etre adolescente dans un milieu miséreux, cela faisait miroiter toutes sortes de tentations. Quand d’autres finissaient toujours pas consentir aux avances de camarades de classe, et que d’autres sont devenues entremetteuses à la solde de loups prêts à casquer, pourvu que la chaire soit bonne et fraîche, Amal se targuait de garder intactes chasteté et dignité. Et dire qu’elle avait grand besoin d’argent et rêvait d’une vie bien meilleure que celle de ses  sœurs aînées, sans emploi stable, célibataires trentenaires, acculées à servir les mâles du foyer avec une obéissance servile.

     C’est ainsi que Amal se consacra corps et âme à ses études. Et comme le sérieux finit toujours par payer, les fruits de son labeur finirent pas mûrir après des années d’incertitude et d’anxiété. La licence décrochée, la réussite tout juste après au concours d’accès à l’école des instituteurs, enfin l’affectation dans un groupe scolaire à une centaine de kilomètres à peine du foyer paternel, tout passa si vite et la fit baigner dans un bonheur total serti de rêves et d’espoir en un avenir inespéré jusqu’alors. Elle ne regrettait nullement son sérieux, encore moins sa très grande foi.

 

     Tout comme à son adolescence, Amal continuait à être approchée par les hommes, Seulement, elle parvenait toujours à atténuer leurs ardeurs et à se faire respecter. Pour elle, aucune relation ne pouvait se concevoir hors de l’institution sacrée du mariage. Intransigeante avec elle-même d’abord, les moins sérieux la délaissaient finalement pour d’autres institutrices plus frivoles.

 

     Amal entamait donc sa troisième année comme institutrice lorsque l’une de ses sœurs lui apprit une nouvelle inattendue. Un jeune homme était venu à la maison pour demander sa main auprès de son père. Le père ayant demandé un délai de réflexion, il fallait informer la concernée au plus vite et demander son avis.

     Le jeune homme était un respectable fonctionnaire dans la délégation de l’agriculture, orphelin et originaire du Sud du pays.

     Une rencontre fut organisée à la maison paternelle avec le consentement de toute la famille et en présence des deux sœurs aînées d’Amal car la jeune fille devait se faire sa propre idée sur ce jeune homme.

     Mehdi paraissait un jeune homme bien éduqué, très timide, mature, pieux et bien posé.

     Après un mois de réflexions, d’une enquête menée à la hâte, et de discussions timides, les fiançailles eurent lieu en présence de la sœur de Mehdi et de son beau-frère, venus spécialement du Sud pour l’occasion.

 

     Quelle chance avait cette Amal ! Travailler puis se marier sans jamais avoir connu ni célibat prolongé, ni chômage. Sa bonne étoile lui procurait des envieux même parmi ses sœurs. Mais enfin, chacun son sort ! Amal imposa à son mari le fait qu’elle continuerait d’aider ses parents, et ce dernier accepta sans problème. Sitôt les noces célébrées, le jeune couple prit domicile dans un appartement de location tout en ayant à dessein de se procurer leur propre domicile quand ils seront en mesure de le faire.

 

     Seulement Mehdi n’était pas le jeune homme timide, responsable et mature qu’elle croyait. Son défaut : l’alcoolisme. Une fois ivre, il se transformait en un monstre capable de toutes les cruautés. La situation se dégrada trop vite et la désillusion prit la place du bonheur tant espéré.

 

     Comme le loyer impayé s’accumulait, Amal se vit contrainte de le payer afin qu’on ne les expulse pas de leur logement. Il fallait aussi payer les factures d’eau et d’électricité et nourrir son homme qui laissait tout son salaire dans les caisses des débits de boisson de la ville. A vue d’œil, Amal changeait tant physiquement que moralement. Le jour où ses nerfs craquèrent et qu’elle s’effondra dans les bras de sa mère, elle avoua son supplice, la violence de son mari et l’incapacité de continuer à se taire. Divorcer après tout juste six mois de mariage lui était beaucoup plus supportable que de vivre dans la terreur de peur du scandale.

 

     De retour à la maison paternelle, elle attendit le jugement du tribunal de la famille tout en gardant pour elle-même le secret de sa grossesse. Bien qu’il perpétue son lien avec Mehdi, elle voulut garder cet enfant car l’avortement était tout simplement contre ses principes.

 

     Sa mère fustigeait le mauvais œil, responsable des déboires de sa fille bien aimée, alors que Amal se disait que c’était écrit quelque part qu’elle endurerait une pareille parenthèse, et sa foi lui interdisait de sombrer dans le désespoir.

    

     Si seulement elle n’avait pas été enceinte !

                                                  

 

                                                         ****************

 

                                                                Dounia

     

     La baie se couvre lentement de ce gris menaçant, annonciateur  d’une averse imminente. Peu à peu, le vent devient de plus en plus violent, et commence à tout cingler sur son passage.

 

     A l’abri derrière la grande vitre de son balcon, Dounia contemple la mer houleuse au loin avec de grands yeux verts humides. Dans ses bras, Samia palpe de ses mains potelées de sept mois tantôt les cheveux ébouriffés ou l’ecchymose verdâtre sur le visage de sa mère, tantôt le verre dressé entre elle et les curiosités du dehors.

   

    A l’extérieur, tout virevolte maintenant, et une tempête de sable commence à couvrir le ciel grisâtre d’un voile brun tourbillonnant parfois. Cependant, ni les balbutiements ou les gesticulations de Samia, ni l’agitation extérieure n’arrivent à tirer la jeune femme de cet autre monde où elle est plongée depuis un moment déjà.

 

    Sa vie défile devant ses yeux hagards, sa vie d’adolescente dans un établissement français, sa vie de célibataire libre et pleine de vie, tous les copains qu’elle laissait tomber, tous les amoureux qu’elle laissait languir, toues ces amourettes qu’elle savourait au gré de ses caprices. Servie par une beauté à faire chavirer les cœurs les plus insensibles, choyée par des parents très aisés, Dounia vivait reine et croquait dans la vie à pleine dents sans se soucier de quoi que ce soit. D’apparence snob et égoïste, elle portait toutefois au fond d’elle une bonté et une délicatesse que seules ses amies les plus intimes lui reconnaissaient. Par contre, tout ce qu’elle paraissait être à l’extérieur du foyer paternel, même le cynisme ressenti par la quasi-majorité de ses amants, tout se muait magiquement en soumission et en effacement total face à un père intransigeant et insensible à tout ce qui n’était pas synonyme d’argent.

 

     Un grondement déchire tout à coup les cieux et fait sursauter la petite Samia qui commence à pleurer. Dounia garde cependant sa posture sans sourciller, toute admirative qu’elle est devant une scène qu’elle aurait tant aimé pouvoir concrétiser : Dans un vacarme assourdissant, le vent livre bataille aux bâches et aux pancartes des commerces du coin, et ces derniers ne semblent aucunement vouloir se laisser emporter. Leur résistance sublime Dounia.

Seulement avait-elle le choix ? Avait-elle assez de courage pour tenir tête à la volonté de son père ? Refuser le mariage, qu’il avait convenu de conclure à son détriment, aurait été un affront impardonnable. Pour lui comme pour sa mère, Farid était un fils de bonne famille, un pur fassi comme eux ; et puis, n’avait-il pas tous les atouts de son côté : richesse, beauté et avenir tout fait … Qu’aurait-elle espéré de mieux ? … Rien, et elle gardait le silence, ce silence qu’on fait passer trop souvent pour consentement. Le martèlement continua encore et encore, nuit et jour, aux moments de repas et aux moments de répit ; à chaque tournant, il n’était plus question que de mariage, que de Farid … Les noces eurent lieu six mois plus tard.

 

     Samia pleure toujours et ses cris stridents finissent par alerter sa mère qui tente mollement de la calmer. Tout en lui parlant, elle redécouvre sur ce visage angélique les traits de son ignoble mari. Un frisson la traverse alors, ses cheveux se redressent et un sentiment de nausée la saisit.

      Farid était un jeune homme d’affaires sur le point de déposer le bilan. Il ne l’avait épousée que par intérêt. La tension monta lorsque son beau-père refusa de l’aider à s’en sortir puisque lui-même avait des difficultés financières et lorgnait la richesse supposée de son gendre. Ils se retrouvèrent tous les deux leurrés, et c’est Dounia qui paya les frais de leur mauvais calcul. Pour Farid, Dounia ne comptait point ; il la trompait devant ses yeux, l’obligea à chercher un travail, et dès qu’elle osait ouvrir la bouche, il la tabassait. Pourtant, elle intériorisait son malheur car les convenances et le paraître l’obligeaient à éviter la honte et les railleries des autres. Délaissée et prisonnière de règles de jeu désuètes, sa santé se détériorait et ses nerfs s’usaient au fil des mois.

 

     Les vitres vibrent sous le roulement du tonnerre ; le vent continue à soulever les vagues, les bâches et les branches ; les éclairs déchirent ce ciel tout de gris couvert ; l’averse finit par lâcher de grosses gouttes qui viennent s’écraser contre la grande vitre devant les yeux apeurés et curieux de Samia. Quant à Dounia, ses yeux desséchés ne trahissent point le bouillonnement qui range son fond à cause du souvenir encore récent de la énième raclée subie par Farid avant qu’il ne la laisse meurtrie.

 

     Devant le désintérêt de sa mère, Samia reprend ses pleurs de plus belle. Dounia essaie encore une fois de la calmer sans y parvenir. Un mal tenace la prend alors par la tête et s’accentue davantage sous les cris de son bébé. Les coups de Farid ressurgissent, la douleur s’amplifie, les cris s’accentuent sur un fond de grondement des cieux, la nervosité galope, les palpitations décuplent, ses tympans ronflent sous l'effet d'un roulement ascendant, un étau se resserre sur ses tempes … La pression atteint un seuil critique … Alors elle crie à son tour, de toutes ses forces jusqu’à faire éclater la grande vitre du balcon, puis se tient cette tête sur le point d’exploser, se tire les cheveux en s’époumonant, hurle et fend en sanglots tout en se voilant la face de ses deux mains tremblantes.

 

     Dehors, un carambolage fait écho à sa déflagration.

 

 

                                                    ****************

 

                                                             Driss

 

    Ce matin, Driss se présente sur le lieu de travail un quart d’heure avant l’heure d’ouverture des bureaux. La gorge serrée, le trac le tient comme lorsqu’il allait passer les examens étant étudiant. Or, aujourd’hui, il s’apprête à entamer une nouvelle étape de sa vie, celle d’un employé à rémunération stable et fixe après avoir exercé le métier de conducteur de taxi durant deux longues années. La veille, d’ailleurs, il était encore au volant de ce taxi grâce auquel il avait pu fonder un foyer et devenir père de famille. Et comme par ironie du sort, ou comme cadeau d’adieu, cette nuit avait été fructueuse et le compteur de son taxi ne s’arrêta que très peu.

     La ville grouillait, les débits de boissons s’emplissaient, les péripatéticiennes passaient d’une boîte à une autre, d’un hôtel à un autre, et les taxis trouvaient leur compte dans le commerce florissant de la nuit.  Autant dire que Driss dormit très peu cette nuit, animé surtout par la hantise de retarder l’abandon de  ce taxi auquel il avait commencé à s’attacher malgré tous les tracas qu’il avait dû subir au cours de ces deux dernières années. Il se remémorait avec nostalgie son chômage après l’obtention de sa licence en littérature espagnole, le permis de ville qu’il décrocha suivant le conseil de son frère aîné, et enfin sa première fois au volant du taxi appartenant à un détenteur d’agréments de transport. Très tard dans la nuit, il remit pour la dernière fois son taxi au deuxième conducteur et partit à la conquête d’une toute nouvelle expérience. Il savait très bien que toutes les nuits, et mêmes les jours, ne sont pas aussi bénis que cette nuit-là et que son nouvel emploi allait lui procurer au moins une stabilité financière qui lui permettrait de bien gérer son petit monde à lui.

 

     Driss a vite fait connaissance de l’équipe avec laquelle il allait travailler, et on lui a remis les clefs de l’ambulance qu’il aurait à charge de conduire puisqu’il est désormais ambulancier. L’intervention d’une connaissance avait été déterminante pour décrocher un tel emploi, et c’est rasé de très près, élégamment vêtu et un sourire anxieux sur les lèvres que Driss entame sa journée. Il scrute les visages, essaie de s’imprégner de cette toute nouvelle ambiance et de retenir les conseils des anciens. Alors qu’il discute avec un quinquagénaire qui se plaignait des conditions de travail, du salaire misérable qui ne suffit guère à boucler les fins de mois, des prix qui s’enflamment, on vient lui confier sa première mission : mener une jeune femme au terme de sa grossesse aux urgences ; elle avait eu des complications au cours de l’accouchement effectué par une sage-femme à domicile.

     Une boule au ventre, Driss prend place et se dirige tout de suite vers l’adresse qu’on lui a communiquée. Les courses en ville, il savait ce que c’était, mais jamais à la vitesse avec laquelle il circule en ce moment. Un quart d’heure lui a suffit pour arriver à la maison indiquée. Les deux infirmiers qui l’accompagnent se chargent de placer la jeune femme à l’arrière du véhicule, accompagnée de la sage-femme qui l’assistait, puis il redémarre en trombe en direction du C.H.U de la ville.

 

     Sur la route, le vent commence à devenir plus violent que tout à l’heure, les éclairs et les roulements du tonnerre ponctuent le son monotone de la sirène, et puis la pluie vient balancer ses hallebardes sur le pare-brise de l’ambulance qui, dans sa course effrénée, fait gicler de toutes parts l’eau de la pluie. Driss ne pense plus maintenant qu’à la route et à cette jeune femme à l’arrière qui crie et dont les douleurs ne pouvaient en aucun cas être atténuées qu’une fois entre les mains de spécialistes ; il pensait d’ailleurs à sa femme enceinte elle aussi de leur deuxième enfant.

 

      Juste au moment où il est en train de virer à droite, quelque chose s’abat soudain sur son pare-brise et lui fait perdre sa concentration ; il panique, freine, son véhicule se dirige droit sur un cyclomoteur qu’il essaie d’éviter mais l’ambulance se retrouve à tournoyer, percute des objets sur sa route, tournoie encore,  et enfin se renverse sur le côté. A hauteur des yeux de Driss, les gouttes de pluie s’écrasent prestement sur le trottoir et ses oreilles captent lourdement des sons où se mêlent hurlements, sirène et tonnerre.

 

 

                                                      ****************

 

                                                           Ricochets

   

         L’averse a cessé après avoir lavé la ville et asticoté les routes. Les nuages toujours gris commencent à laisser filtrer des rayons de soleil par des éclaircis çà et là grâce à ce vent qui continue de souffler.

 

        L’ambulance de Driss est toujours renversée sur le côté et entourée d’agents de police, de badauds et d’infirmiers qui transportent Amal, apparemment évanouie et accompagnée de la sage-femme qui se tient un bras endolori, vers une autre ambulance. Driss, qui semble amoché et sans blessure manifeste, est assis au bord du trottoir ; il regarde fixement à une dizaine de mètres de là, entre les jambes des policiers qui l’encerclent, ce petit corps ensanglanté et inerte gisant sur le bitume embué.

 

      Au deuxième étage de l’immeuble, juste en face du lieu de l’accident, Dounia, échevelée, livide, pétrifiée, se tient debout dans son balcon à la grande vitre brisée. Elle fixe, bouche bée, le tout petit corps de Samia en dessous, écrasé sur le bitume. On dirait que tout le sang de la jeune mère avait déserté son maigre corps pour venir se mêler à celui de son bébé, et couler le long de la rue, emporté par les ruisseaux purificateurs.

 

 

                                                                                                      Mounir Mosaddak

 

 

 

 

 

                                             La dernière nuit

                                                                                                                       I

        C'est un être crispé, frustré qui, accoudé au bar d'une sorte de caverne sombrant dans un noir enveloppé de faibles lueurs rougeâtres, lance furtivement des regards enflammés à travers le brouillard gris clair où se meuvent des corps de toutes les tailles, des rondeurs, des corpulences, des touffes et crinières rosacées, des bras et mains excités labourant les airs d'ondulations lascives appropriées aux rythme d'un chant mélancolique, ensorceleur, qui vient se mêler aux murmures, aux cris, aux mots incompréhensibles et aux éclats de rire de tout un monde de la nuit.

       Les yeux foudroyants aux globes rougis se noient par moments dans un verre à demi plein, tenu par une main frénétique aux longs doigts squelettiques. Ce verre où dansent docilement deux glaçons amoindris aux côtés d’une tranche de citron dans un liquide incolore semble attirer des lèvres fines, noires, tremblantes, comme vociférant un dégoût tellement les grimaces continues du visage crient toute une souffrance, toute une colère bouillonnant dans cette silhouette d'homme à peine repérable au milieu du tumulte alentour.

      Du haut d'un tabouret, le corps tout maigre enfoui dans une sorte de veste ou de jaquette d'une couleur indéfinissable, cet être esseulé ne s'accommode guère de l'ambiance exubérante et aurait paru inanimé si ce n'était la cadence régulière d'une respiration pénible faisant relever tout le buste comme à la recherche des rares bouffées d'air pur à travers cette atmosphère où la dense et inévitable fumée des cigarettes et autres joints encense les lieux.

     C'est une âme au seuil de l'effondrement à laquelle nul ne semble prêter attention.

 

                                        II

     Déjà une dizaine de verres engloutis en une centaine de minutes de pensées, de rumination comprimée en autant de minutes sous cette profusion d'images et de sons, le tout combiné à une respiration ascendante, de plus en plus difficile, que voici ces yeux noirs exorbitants qui commencent à cracher des regards terrifiants. Les lèvres et les poings serrés,  les membres tremblotants, le visage rougissant, c’est un corps  où tout dénote une fureur interne incommensurable, fureur qui ne tarde pas à se muer en une subite explosion spectaculaire ponctuée d’injures et de menaces confuses. Celui qu’on ne voyait même pas devient en ce moment le centre de tous les regards où l’extase et l’enivrement ont laissé place à un ahurissement pimenté d ‘effroi et de stupeur. Assourdie par les mots corrosifs qui tonnent, la foule paralysée voit alors s’élancer une sorte de fauve à travers la forêt des corps, les fendre à coups de coudes, se jeter sur un corps bien moulé, le terrasser, le gifler, lui déchirer son décolleté avec ses grands doigts de féroces et étouffer une poitrine généreuse sous des baisers et des attouchements fiévreux.

 

       L’étourderie passée, quelques ombres émergent enfin de la foule et se précipitent sur ces deux corps soudés. On  s'active à dégager la proie se débattant à devenir folle et des bras s'emparent du déchaîné, l’empoignent, le mettent en immobilité totale et lui collent des gifles pour atténuer sa furie. De ce corps parcouru de spasmes, de ce visage crispé tout rouge et en sanglots, on n'entend plus qu'un souffle monstrueux. C’est un corps en convulsion qu’on amadoue.

       Encore sous l’émoi de cette scène, la foule s’engage dans un débat, houleux par moments, sur les mesures à prendre. De l’échange des avis, une solution prend le dessus comme la seule valable et semble satisfaire tout le monde :   se débarrasser de cet individu encombrant, le rejeter dehors, éviter par là-même de faire appel à la police afin de ne pas entacher la renommée de la boîte, et surtout pour ne pas gâcher la soirée en faisant fuir les clients.

        Les deux videurs se chargeant naturellement de la besogne, les fêtards renouent doucement avec l’ambiance interrompue sans pour autant oublier ce spectacle qui les marquera sûrement pour quelques temps.

         Les videurs traînent donc dans une ruelle à quelques mètres de la boîte ce corps flasque ne pouvant tenir debout tellement il pue l’ivresse et l’épuisement; ils le balancent sur le trottoir désert, lui assènent des coups de pieds aux flancs comme par vengeance et retournent gaiement reprendre leurs occupations nocturnes comme si de rien n'était…ou presque.

 

                                       III

      C'est un corps mi-évanoui, adossé au rideau d'un magasin, qui gît en ce moment sur ce trottoir désert sous la fraîcheur perçante de cette nuit de novembre. Le souffle à peine perceptible, les yeux clos, les bras étendus le longs du corps, la tête renversée, c'est un être que l'on prendrait pour un clochard ivre-mort auquel personne ne prêterait attention, même plus les témoins de cette scène de furie rocambolesque dont quelques uns commencent à quitter cette boîte pour s'enfoncer dans de luxueuses voitures et s'éclipser dans l'abîme de la nuit.

      Au bout de deux heures cependant, trois individus  se plantent à deux pas de ce corps inerte. Quelques paroles chuchotées, des gestes d'hésitation et, pendant que ses compagnons font le guet, voici l'un d'eux qui se penche dessus, l’examine de plus près, puis comme pour le redresser sur son séant, lui fait minutieusement toutes les poches, l’allège de tout ce qu’il possède, le débarrasse de sa montre et enfin, insatisfait de sa récolte, il commence à lui enlever même la jaquette. A ce moment, des yeux ternes s’ouvrent grandement annonçant l’éveil de ce corps qu’on dépouille. Voyant cet individu penché sur lui, il s’accroche à cette jaquette qu’on lui retire et murmure : « Je souffre ! »,  des «  Aidez-moi ! » d’une façon à peine audible à l'adresse de son agresseur qu'il ne prend apparemment pas pour tel car toujours plongé dans un état d ‘abêtissement. Sans répondre, l’autre tire sur la jaquette pour l’arracher de force, mais voyant ces mains frénétiques toujours agrippées, il lance à ce visage pitoyable un violent uppercut qui rend ce corps étiolé à son immobilité initiale et disparaît avec ses compagnons, redonnant son calme à cette ruelle déserte si ce n'est de ce corps silencieux étendu de travers sur le trottoir.

                                                                

                                       IV

        Avec les lueurs du jour naissant, affluent les premiers passants et peu à peu se forme un cercle de badauds autour du corps qu'on découvre baignant dans une mare de sang, la tête fracassée sur la marche d'un magasin.

        Bientôt la police, l'enquête qui s'en suit, les premiers interrogatoires, les premiers témoignages, l'incapacité d'identifier cet homme sans papiers, étranger à tous, venu de nulle part pour certains.

        A la boîte où tout a commencé, une amnésie générale semble avoir frappé tout le monde car tous affirment n'avoir jamais vu cet homme, et d'ailleurs on ne se souvient que des clients fidèles; les clients de passage, il en vient tous les jours et on les oublie sitôt partis, surtout dans un lieu qui ne désemplit guère comme celui-ci. Il se pourrait même que cet homme ait fait sa cuite ailleurs avant de s'aventurer dans cette ruelle. Mêmes paroles dans les autres repères de la nuit de la ville: c'est un inconnu pour tous!... Et les hypothèses de fuser, les scénarios de rivaliser, les recherches de s’essouffler sans pour autant parvenir à la réponse définitive qui éluciderai le mystère de ce corps, à l'identifier ou se à prononcer sur la cause réelle de son décès puisque incapables d’affirmer ou d’infirmer la thèse du meurtre.

 

        Maintenant, c'est un corps congelé dans un coin de la morgue; un corps sans nom si ce n'est un X noir sur blanc sur un grand registre; un corps qui, au cas où personne ne le réclamerait, sera enterré en inconnu; c’est un corps délivré de toute souffrance qui gît en ce moment dans l'anonymat et l'indifférence.

 

                                                                                         Mounir MOSADDAK

 

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